Corps de l’article

Introduction

Depuis les études pionnières de James Beckford et Sophie Gilliat-Ray sur la religion en prison, la détention est devenue un champ de la sociologie des religions (Beckford et Gilliat-Ray, 1998). Dès le début des années 2000, comparant les réponses institutionnelles des prisons britanniques et françaises à l’augmentation des détenus de confession musulmane et la façon dont la catégorie « musulman » est socialement construite et utilisée en détention, Beckford, Joly et Khosrokhavar (2005) ouvrent une boîte de Pandore. Depuis, de nombreuses recherches ont contribué à lever le voile sur une réalité jusqu’alors largement méconnue. Aujourd’hui, quatre principaux axes de recherche sur l’islam en prison peuvent être distingués : premièrement, des études sur les régulations étatiques de l’islam en prison et l’impact de l’augmentation de la population musulmane détenue sur l’organisation des institutions pénitentiaires (Becci et al., 2011 ; Beckford, 2005 ; Furseth, 2003 ; Schneuwly Purdie, 2013). Deuxièmement, celles qui se sont intéressées aux développements des aumôneries et aux profils des imams et aumôniers musulmans (Beckford et Cairns, 2015 ; Béraud et de Galembert, 2019 ; de Galembert, 2020 ; Gilliat-Ray, 2013 ; Khosrokhavar 2015 ; Rhazzali, 2016 ; Schneuwly Purdie, 2011). Troisièmement, celles qui ont enquêté sur l’expérience religieuse dans le parcours carcéral et les changements religieux vécus par les détenus (Beckford, 2005 ; Dix-Richardson, 2002 ; Khosrokhavar, 2004 ; Schneuwly Purdie, 2020 ; Spalek et El-Hassan, 2007 ; Venel, 2014 ; Wilkinson et al., 2021). Finalement, un quatrième axe d’études porte sur les liens entre radicalisation et prison. Certaines mettent l’accent sur la prison comme « environnement conducteur » (Hafez et Mullins, 2015) de la radicalité et analysent le contexte comme espace de radicalisation (Khosrokhavar, 2016 ; Trujillo et al., 2009), d’autres s’intéressent davantage aux mobilisations religieuses des détenus (Awan, 2013 ; de Galembert, Béraud et Rostaing, 2016 ; Hamm, 2009, 2013 ; Khosrokhavar, 2006 ; Mulcahy, Merrington et Bell, 2013), aux catégorisations des administrations pénitentiaires (Béraud, Rostaing et de Galembert, 2017) ou au rôle des aumôniers musulmans dans la prévention (Béraud et de Galembert, 2020 ; Schneuwly Purdie, 2019).

Si la recherche sur l’islam en prison constitue un champ important, celui-ci est étroitement associé à l’étude du fait religieux en général en prison. En effet, les questionnements s’imbriquent et la recherche sur l’islam peut se fonder sur la richesse des études des sociologues et des criminologues qui ont tour à tour insisté sur le rôle de la religion dans l’ajustement aux conditions de détention (Becci, 2011, 2012 ; Béraud, de Galembert et Rostaing, 2016 ; Clear et Sumter, 2002 ; Sarg et Lamine, 2011 ; Sarg, 2016) ; sur les liens entre religion et encouragement des comportements prosociaux (Kerley et al., 2005 ;), ou encore sur la fonction de l’aumônerie dans la réhabilitation (Sundt et al., 2002 ; Beckford, 2003).

À partir de données quantitatives et qualitatives récoltées entre 2018 et 2020 en Angleterre, en Suisse et en France par une équipe interdisciplinaire de chercheurs, cet article contribue à la réflexion sur la conversion et le changement religieux dans le contexte de la prison. En effet, si la prison reste, dans une certaine mesure, une institution totale en ce sens qu’elle regroupe un nombre important d’individus, largement coupés de leurs environnements sociaux et dont elle régule l’essentiel des comportements (Goffman, 1961), elle n’est plus un univers hermétiquement clos. Le « turn over » et les mouvements de détenus entre établissements, les allers-retours du personnel, les visites des familles, amis ou avocats permettent la circulation d’objets, d’idées, mais aussi la reproduction de certaines affinités ou solidarités préexistantes à la prison (Micheron, 2020 ; Rostaing, 2009). De plus, la détention est aussi un milieu aux multiples vulnérabilités et privations (Sykes, 1958). Dans cet environnement singulier, l’investissement religieux peut devenir un outil pour parer au processus de prisonniérisation (Clemmer, 1958 ; Dammer, 2002). Suivant Maruna, Wilson et Curran (2006), le coeur de cet article ne sera pas la conversion ou le changement religieux en tant que moment historique et observable, mais sa mise en récit. À partir de verbatims, il s’agira d’explorer comment les personnes détenues se définissent comme musulman, le sens de cette identification avant la prison et de reconstruire les changements de l’expérience religieuse depuis l’incarcération. À partir d’une réflexion en sociologie des religions, nous explorerons d’une part, comment la prison constitue une expérience liminale pour les prisonniers. En adoptant le concept de liminalité (Turner, 1990 ; Van Gennep, 1981), la prison sera considérée comme un « seuil », un environnement à la fois dans la société et en marge de celle-ci ; un milieu dans lequel la personne détenue n’est plus un membre actif de la société « libre », même si son enfermement traduit précisément les normes et politiques pénales de celle-ci (Fassin, 2015) ; un champ dans lequel des retournements peuvent soudainement intervenir ; un terrain qui marque celui et celle qui y entrent, et dont les personnes qui en sortent ne sont plus tout à fait ce qu’elles étaient alors ni ne savent vraiment ce qu’elles vont devenir. Comme le signale Becci (2012), une fois libérés, les détenus ne peuvent simplement pas réoccuper la place qu’ils avaient alors dans la société. Elle montre aussi comment la prison permet d’observer l’influence d’une situation particulière (l’enfermement) sur les actions individuelles. Notre contribution approfondit ainsi l’expérience carcérale comme moment liminal qui permet d’expliquer certains changements religieux de détenus. Notre analyse des changements religieux des détenus musulmans questionnera ainsi les importations religieuses de l’extérieur, leurs imbrications à un quotidien carcéral et leurs expressions intra-muros.

Après une présentation du contexte de la recherche et de la méthodologie adoptée, cette contribution posera quelques jalons situant la spécificité de l’échantillon de détenus musulmans enquêtés. Puis, l’argumentation se focalisera sur les expressions individuelles de la religiosité des détenus musulmans à partir d’un échantillon saturé. Il s’agira alors d’examiner le sens que ceux-ci donnent à la religion, les raisons qui les incitent à mobiliser certaines croyances ou pratiques et de démontrer comment la prison constitue une expérience liminale de leur changement religieux.

Contexte, méthodologie et données

Les résultats présentés sont issus d’un programme de recherche international intitulé Understanding Conversion to Islam in Prison (UCIP), financé de manière indépendante et réalisé entre 2018 et 2020. L’accent portait sur le changement religieux, d’une part au sein même de l’islam et d’autre part sur les conversions en direction de l’islam. La recherche postulait aussi que l’islam pouvait encourager les comportements prosociaux et participer à la réhabilitation des personnes détenues. Elle s’est intéressée aux profils des prisonniers musulmans, aux raisons de s’engager dans une démarche religieuse, aux courants de l’islam pratiqués en prison, ainsi qu’aux avantages et aux risques associés à la pratique de l’islam en prison.

Les analyses se fondent sur des matériaux quantitatifs et qualitatifs récoltés successivement et comparativement, veillant à chaque étape à enrichir les réponses aux questionnaires attitudinaux par des narrations des personnes détenues et des observations d’activités cultuelles comme les prières du vendredi, des cours de religion ou la célébration de l’Aïd el-Fitr (Quraishi et al., 2021).

Recueil des données

La recherche s’est déroulée dans cinq prisons anglaises, quatre établissements de privation de liberté suisses et un centre pénitentiaire français, détenant à la fois des personnes condamnées et prévenues et couvrant les différentes catégories sécuritaires de prisons[3]. Parmi ces établissements, huit sont des prisons pour hommes et deux établissements sont des centres de détention pour femmes.

Après l’identification dans chacun des trois pays de prisons comportant une population musulmane importante, les chercheurs se sont immergés dans le terrain en passant plusieurs jours, voire semaines consécutives, dans les établissements. Ces séjours ont permis d’une part de se familiariser avec l’environnement, mais aussi de tisser des relations entre l’équipe de recherche, les aumôniers, le personnel et les personnes détenues. Les prisonniers ont été recrutés par le biais d’une combinaison d’annonces de la recherche par la distribution de brochures et d’invitations personnelles au détour d’un étage, de prières congrégationnelles ou lors de cours de religion. Les équipes d’aumônerie et les directions ont contribué à faire connaître les objectifs de la recherche, à encourager les détenus et le personnel à participer[4].

Tableau 1

Données récoltées par juridiction

Données récoltées par juridiction

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Les réflexions présentées dans cet article se fondent essentiellement sur des matériaux qualitatifs, en particulier sur l’examen détaillé d’un échantillon saturé de douze entretiens semi-directifs. Certains résultats quantitatifs, détaillés dans d’autres publications, seront parfois aussi mobilisés afin d’apporter contexte et nuances (Schneuwly Purdie, Irfan, Quraishi et Wilkinson, 2021 ; Wilkinson et al., 2021, 2022).

La conversion comme modification significative d’une représentation du monde

Dans la perspective du projet, les expressions de l’islam en prison ont été comprises comme des représentations du monde. Les analyses des données pilotes ont permis de suggérer une définition large de la conversion en tant que changement significatif de vision du monde en termes d’intensité ou de forme. À partir d’un raisonnement dialectique entre les prémisses théoriques et les données, nous avons élaboré une typologie descriptive des changements religieux en prison : premièrement, les convertis (switchers) désignent ceux qui n’avaient pas de religion ou qui ont concrètement changé de religion pour choisir l’islam en prison[5]. Deuxièmement, les « intensifieurs » caractérisent les personnes qui étaient déjà musulmanes, mais pour qui la religion est devenue significativement plus importante. Cette catégorie regroupe les détenus qui redécouvrent l’islam, ainsi que ceux qui augmentent leur pratique de la prière[6]. Troisièmement, les « stables » (remainers) qualifient les prisonniers pour qui la religion est restée de même importance qu’avant la prison. Quatrièmement, les « réducteurs » (reducers) désignent les personnes qui sont devenues moins religieuses et pour qui l’islam est moins important qu’avant la prison. Finalement, deux types ont été dégagés des données qualitatives : le « variateur » (shifter) signale celui qui était déjà musulman, qui le demeure, mais change d’orientation religieuse au sein même de l’islam. Il peut par exemple s’agir d’une personne qui se définissait comme salafiste et qui, sans que la religion ne devienne moins importante, sans prier ni plus ni moins, se reconnaît dorénavant dans un autre courant ou école juridique de l’islam sunnite ; et le « camoufleur » (concealer), soit celui ou celle qui, pour différentes raisons, fait le choix de dissimuler sa pratique, voire son appartenance religieuse.

Cette typologie rebondit sur les résultats de Maruna et al. (2006) qui soulignent l’importance de la conversion en tant que changement dans la compréhension de soi. Ils suggèrent que la conversion implique un processus par lequel les convertis modifient et réinterprètent leur biographie à partir de leur nouvelle représentation du monde. Cette action leur permet d’adopter un nouveau registre de sens, de donner une nouvelle signification à leur trajectoire et de se considérer autrement que comme criminel. Les transformations qui en résultent semblent particulièrement significatives pour faire face aux ruptures et vulnérabilités carcérales. Leurs conclusions permettent aussi de dépasser le regard utilitariste sur le rôle de la religion en prison et de dévoiler des significations alternatives aux usages du religieux en prison. Dans le cas de notre étude, les résultats suggèrent que le recours à l’islam peut ouvrir des opportunités de réinsertion, en permettant aux personnes détenues de retrouver du sens, d’encourager l’investissement dans le travail et l’éducation ; et de réduire certains discours de rupture criminogène entre un « nous » et un « eux » (Wilkinson et al., 2021). À noter que les trajectoires religieuses des prisonniers connaissent souvent plusieurs types de changement. Les analyses qualitatives tiennent compte de ces évolutions. Cependant, lors de l’analyse des données quantitatives, les répondants ont été classés dans l’un ou l’autre type en fonction de leur réponse.

Quelques jalons sur les détenus musulmans dans les trois pays de l’enquête

La population musulmane détenue de notre échantillon est avant tout une population masculine. En effet, sur les 279 personnes ayant répondu au questionnaire, 92 % sont des hommes, les femmes ne représentant que 8 % de l’échantillon[7]. Dans les trois juridictions enquêtées, il s’agit aussi d’une population jeune, ayant des niveaux de formation relativement bas. La durée de la peine et la gravité de la condamnation variaient entre des infractions mineures entraînant une peine de quelques mois et des délits sexuels ou des condamnations pour terrorisme soumises à des peines pouvant aller jusqu’à la prison à vie. De l’échantillon, 10 % étaient en détention avant jugement.

En revanche, entre les trois juridictions, l’échantillon est très diversifié d’un point de vue ethnico-national. Ces différences traduisent les histoires coloniales ou migratoires respectives des trois pays. Ainsi, les prisonniers en Angleterre ont majoritairement des origines asiatiques (Pakistan et Bangladesh) ou des Caraïbes (Wilkinson et al., 2021). Cependant, notre échantillon comporte aussi près d’un quart de Britanniques convertis à l’islam. Les détenus musulmans en Suisse proviennent de trois principales régions : les Balkans, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne (Schneuwly Purdie, 2020). Finalement, les détenus de France sont aux deux tiers issus de l’immigration (post-)coloniale du Maghreb et subsaharienne (voir de Galembert, 2020 ; Fassin, 2015). Une seconde différence significative entre les trois juridictions réside dans le fait que la majorité des détenus musulmans de Suisse sont étrangers du point de vue de la loi (90,6 %), alors qu’en Angleterre et en France, la majorité est certes issue de l’immigration, mais possède la nationalité du pays d’incarcération (85 %, respectivement 70 %)[8].

À propos de l’échantillon qualitatif

Afin de contribuer à la réflexion sur les changements religieux en prison, dans le cadre restreint de cet article, nous avons sélectionné un échantillon saturé de douze détenus musulmans. À des fins comparatives, nous avons décidé de sélectionner trois hommes par juridiction et trois femmes (deux en Suisse et une en Angleterre). Le premier critère de sélection a été l’expérience personnelle d’un changement religieux vécu durant l’incarcération. Parmi les douze, figurent deux personnes s’étant converties en prison, huit détenus qui ont vécu une intensification de leur religiosité, une convertie hors de prison qui a vu sa pratique baisser depuis son incarcération et un détenu dont la pratique s’était intensifiée lors d’une précédente incarcération, mais qui est restée comparativement la même dans cette nouvelle expérience de la détention. Finalement, afin d’élargir la réflexion au-delà d’une appartenance générique à l’islam, nous avons voulu regarder si la socialisation religieuse primaire des interviewés, en particulier le pays où celle-ci s’est déroulée, avait un rôle dans une mobilisation du référentiel islamique en prison. L’échantillon contient ainsi des personnes socialisées dans des pays historiquement imprégnés par le christianisme et des personnes socialisées dans des pays à majorité musulmane. Pour ce dernier critère, nous avons choisi des personnes représentatives des origines migratoires des détenus dans les trois pays.

Tableau 2

Profil de l’échantillon qualitatif

Profil de l’échantillon qualitatif

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Dans le cadre de cet article, les entretiens sont utilisés comme mise en récit des changements religieux expérimentés[9]. Leur analyse permet de discuter le rôle liminal de la prison dans les changements, et réciproquement le rôle de la religion sur la vie en prison. Les exemples de Essam, Dounia et Lyla sont traités plus en détail afin d’illustrer les trois changements les plus significatifs de l’étude.

La prison, un espace propice au changement religieux ?

Les études qui se sont intéressées aux conversions et aux changements religieux en prison ont régulièrement souligné que la prison constitue un espace-temps dans lequel les infracteurs sont davantage engagés dans une démarche ou des pratiques religieuses qu’ils ne l’étaient précédemment (Béraud et al., 2016 ; Clear et al., 2000 ; Dix-Richardson et Close, 2002 ; Schneuwly Purdie, 2020 ; Spalek et el Hassan, 2007). Si certains détenus trouvent dans la religion des ressources éthiques, des réponses à leurs questions existentielles, une quiétude ou un idéal comportemental, d’autres se saisissent aussi du religieux afin de se réapproprier des espaces, du temps, négocier des relations de pouvoir et retrouver un sentiment de contrôle (Becci, 2010 ; Dammer, 2002 ; Hamm, 2009). Le recours au religieux peut ainsi être tactique et stratégique, être sincère ou utilitariste, comme il peut témoigner d’un cheminement spirituel et redonner du sens (Jang, Johnson, Anderson et Booyens, 2019). En tous les cas, quelle que soit l’importance réelle ou supposée de la religion en prison, les motivations qui conduisent à davantage de religion ou à la durabilité de l’engagement religieux, l’incarcération produit des effets sur le sens que prend la religion pour les acteurs (Béraud et al., 2016).

Nos analyses montrent également que 70 % de notre échantillon a connu un changement religieux. Ce changement implique une intensification du sentiment et de la pratique religieuse pour 48 % des répondants et une conversion pour 21 %. Par ailleurs, 23 % sont restés stables dans leur pratique et 8 % ont connu un recul de leur religiosité. Parmi les raisons évoquées expliquant une intensification de l’activité religieuse, la majorité des répondants déclare que l’islam les aide à demander pardon (n = 172), les a aidés à traverser une crise existentielle (n = 84) ou à se calmer (n = 74). La compagnie des détenus partageant la même religion est aussi appréciée (n = 90).

Cependant, des différences significatives ont été constatées entre les juridictions. En effet, s’il est indéniable qu’on ne puisse pas parler de significativité statistique des échantillons suisse et français, il apparaît cependant que les détenus interrogés dans ces établissements intensifient moins leur pratique religieuse que les détenus questionnés dans des prisons anglaises.

Figure 1

Types de changements religieux selon les juridictions

Types de changements religieux selon les juridictions

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Les analyses des entretiens avec les personnes détenues de Suisse et de France suggèrent différentes pistes pouvant expliquer ces différences, parmi lesquelles la marginalité de l’offre religieuse aux détenus musulmans (activités cultuelles, nourriture halal), l’irrégularité de la présence et la précarité du statut des imams ou aumôniers musulmans, ou encore la résistance institutionnelle à toute forme de visibilité religieuse au sein de l’établissement. Ces trois constats ont déjà été partagés par Beckford et al. (2005), Béraud et de Galembert (2019). À l’instar de Corinne Rostaing, les résultats montrent aussi que les femmes musulmanes tendent davantage à réduire leur religiosité, à l’inverse des hommes qui semblent davantage l’intensifier (Rostaing, 2019 ; Schneuwly Purdie, et al., 2021).

Naître ou être musulman, une autoreprésentation

Pour toute personne, définir son identité résulte de la construction individuelle d’un discours signifiant à partir de ses appartenances, discours qui relate une construction issue de diverses contextualisations de soi (Muchielli, 2015). Autrement dit, l’auto-identification d’un acteur passe par la sélection de marqueurs de ses appartenances qui lui permettent de donner un sens à ses interactions dans un contexte donné. Afin de comprendre le rapport que les personnes détenues entretenaient avec l’islam, la question introductive des entretiens demandait aux interviewés de raconter ce que signifiait pour eux être musulman. Une question, a priori évidente, qui nécessite de la part des interviewés de construire un narratif sur les dimensions de leur identification en tant que musulman. Une analyse axiale des réponses des douze enquêtés permet de dégager plusieurs éléments participant à l’identification en tant que musulman.

Premièrement, il apparaît que se définir comme musulman constitue une composante importante de l’identité des personnes interviewées. Comme l’affirme Omair :

Je suis né musulman et être musulman signifie tout pour moi. C’est mon identité. Et c’est l’identité de ma famille. Suivre l’islam, suivre ma religion, c’est mon devoir, mon devoir intime.

Dans cette citation, Omair souligne deux facettes de toute identité : le collectif par l’ancrage familial et l’individuel avec la question du « devoir intime ». Omair est musulman parce que sa famille est musulmane, mais aussi parce qu’il performe des actes qui font de lui un musulman. Plus qu’une identité héritée, la notion de « devoir intime » dessine une identité choisie (Hervieu-Léger, 1993) qui se traduit aussi par un attrait pour les dimensions festives et conviviales du religieux. Dounia, qui s’est convertie lors d’une précédente incarcération, fait référence aux rassemblements durant le ramadan et Cemtar se souvient des fêtes du Nouvel An hégirien et du baïram. Cette complémentarité entre une appartenance collective et une démonstration personnelle de ses appartenances se retrouve chez Rameez qui lie non seulement son identité musulmane chiite à sa famille, mais plus largement à son village majoritairement chiite dans un Pakistan majoritairement sunnite. Essam et Emna associent aussi leur identité de musulman au pays dans lequel ils ont grandi. Pour Essam :

Moi, je suis né musulman entre guillemets, parce que je suis né dans une famille musulmane, je suis né au Maroc. Et puis on n’était pas une famille pratiquante. Comme beaucoup de musulmans. On faisait le ramadan, mais il y a beaucoup d’autres choses qu’on ne faisait pas. Comme par exemple les 5 prières, on ne les faisait pas.

Essam verbalise une situation fréquente : une identification comme musulman par un ancrage national et familial, dissocié d’une pratique des traditionnels piliers de l’islam, en particulier de la prière. Comme nous le verrons, le recours à la pratique en prison lui permettra de réduire symboliquement la distance avec sa famille et participer à la reconstruction de son identité sociale en endossant un rôle d’autorité pour les questions religieuses de codétenus.

Une identité performative : agir l’islam

Pour de nombreux musulmans, être musulman c’est aussi performer une identité par des pratiques, agir parfois démonstrativement, pour affirmer des convictions. Alain, Français converti à l’islam, est de ceux-ci. Selon lui, « la définition du musulman, c’est celui qui fait la prière et qui suit les cinq principes essentiels de la religion musulmane ». Une centralité des cinq piliers de l’islam est explicitée par Rafah :

IP : Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être musulman ?

C’est une bonne question. Ce que je sais, je ne suis pas un connaisseur ou un imam, mais pour être musulman, il y a les 5 piliers de l’islam, reconnaître qu’il y a qu’un seul Dieu qui est Allah et reconnaître aussi Mohammed (que la paix soit sur lui), c’est le prophète d’Allah, celui qui a amené son message à l’humanité, pour nous faire sortir de l’obscur à la lumière. Ça, c’est le premier pilier. Et puis il y a la prière, le don d’argent, ce qu’on appelle la zakat, le jeûne du ramadan et il y a le pèlerinage pour ceux qui ont les moyens d’aller le faire, sinon cette obligation, ça tombe. Donc c’est ça l’islam. Donc si vous faites ces piliers de l’islam, ces 5 piliers de l’islam, vous pouvez dire que vous êtes un musulman pratiquant et puis il y a aussi des niveaux de pratique, 100 % si vous arrivez à faire votre pratique comme un fou. En tout cas, ce n’est pas les humains qui jugent, c’est Allah en fait qui peut juger, ou mesurer, ou qui peut compter nos péchés. Être un musulman, c’est ça.

Pour Rameez, la prière du vendredi est essentielle. Heiko souligne l’interdit de la viande de porc et la consommation de drogues. Lyla insiste sur la lecture du Coran. Dans son propos ci-dessus, Rafah introduit deux éléments que l’on retrouve chez de nombreux interviewé·e·s : la réalité selon laquelle toutes et tous les musulmans ne pratiquent pas avec la même intensité, ainsi que la croyance selon laquelle Dieu seul est juge des actions humaines. La croyance en un Dieu unique, la soumission à Dieu, la reconnaissance du statut de prophète de Mohammed sont les croyances les plus souvent mises en lien avec une identification à l’islam.

Pour certains, ce sont des valeurs qui sont au centre de leur identification en tant que musulman. Dounia dit que pour elle, être musulmane est synonyme de ne pas faire de mal autour de soi et de faire du bien. Elle ajoute que l’amour est au centre de l’islam. Pour Emna et Lyla, le non-jugement, le respect des gens et le partage sont au coeur de leur religiosité. Lyla ajoute aussi la pudeur et un comportement adéquat avec les hommes. Rameez parle de l’équité de traitement, du respect et de la décence. Finalement, pour Heiko, être musulman, c’est appartenir à une communauté, être membre d’une fraternité :

Nous avons une communauté. Chaque musulman est le frère d’un autre musulman. Et vous êtes également abordé comme tel et généralement traité comme tel. Vous êtes donc traités comme des frères et non comme des étrangers. L’islam, c’est quelque chose que vous avez en commun. Si vous avez la même religion, il y a une confiance, quelque chose de commun qui vous relie. (…) Puis de s’entraider, notamment les musulmans entre eux, car il s’agit de foi.

L’identification en tant que musulman ne semble pas différer d’une juridiction à l’autre. Pour les détenus des trois pays, à l’exception des personnes qui se sont converties (en prison ou dehors), leur auto-identification musulmane passe par une combinaison d’éléments culturels et familiaux, ainsi que par l’expression de croyances, l’exercice de pratiques et l’expérience de valeurs. Les convertis en revanche diffèrent légèrement de ceux et celles ayant hérité d’un enracinement culturel et religieux en ceci qu’ils ne peuvent pas construire leur islamité à partir d’un patrimoine culturel ou familial. Ainsi, il est usuel qu’ils s’investissent souvent davantage dans les aspects performatifs de la religion et relèvent le rôle des relations fraternelles communautaires. En prison, cette fraternité constitue aussi une ressource face à la prisonniérisation et un substitut affectif aux relations familiales et amicales antérieures.

Être musulman en prison : entre socialisation et contextualisation

Se définir comme musulman passe donc par l’articulation d’éléments hérités, choisis et performés. Les processus de socialisation primaire, notamment de séjourner dans un pays majoritairement musulman et de vivre dans une famille musulmane plus ou moins respectueuse des principales prescriptions cultuelles, peuvent constituer des ressources importantes dans l’identification de soi. Pour les interviewés analysés ici, l’acquisition du référentiel islamique pré-prison traduit un environnement social (pays, société et quartier), des relations familiales (famille nucléaire, fratrie, belle-famille, couple) ou encore la fréquentation de mosquées. Le statut de l’islam dans les pays de socialisation semble jouer un rôle dans le rapport des interviewés à la religion. Ainsi, pour Cemtar, qui a grandi au Kosovo dans les années 1980, la religion ne jouait pas un grand rôle, hormis pour les fêtes ; alors que Rafah et Emna parlent de la violence de leur pays d’origine (Lybie et Algérie) et du fait que pratiquer l’islam ne se discutait pas. Pour ceux qui ont grandi en Europe, le quartier et les groupes de pairs sont déterminants. Pour ceux qui ont migré, l’Europe a souvent été l’occasion d’un premier changement religieux, vers plus d’islam pour certains (Aaban) et vers moins de religion pour d’autres (Emna, Essam). Pour les convertis (dans ou hors de prison), le changement de religion a souvent résulté d’un questionnement existentiel et spirituel, conjugué à une rencontre, une amitié ou à une relation amoureuse.

Dans les parcours des interviewés, l’infraction et en particulier l’incarcération constituent une rupture entre un avant où la religion était essentiellement implicite (voire inexistante) et un après où l’islam se profile comme une ressource explicite pour traverser l’incarcération et parer à la dépersonnalisation du soi. Les parcours carcéraux et religieux de Essam, Dounia et Lyla sont à ce titre parlants. Si le premier est musulman de famille, que la seconde s’est convertie en prison et que la dernière s’est convertie avant sa condamnation, tous trois vivent des expériences liminales de l’islam. En effet, si pour chacun l’islam est devenu une ressource en prison pour résister au processus d’assimilation à la culture carcérale, donner un sens à leur expérience pénitentiaire et recréer un lien familial, les allers-retours en prison ou leurs questionnements sur le rôle de la religion après la détention montrent comment la prison est un moment liminaire dans leur trajectoire religieuse. En effet, la prison apparaît comme un cadre, un espace-temps dans lequel une mobilisation de l’islam engendre le développement d’une éthique, d’un code de conduite et une modification de la pratique religieuse.

Essam, un intensifieur devenu religieux en prison

Essam est né au Maroc, dans une famille musulmane qu’il décrit comme non pratiquante. Sa famille migre en France alors qu’il est encore jeune. Au lendemain d’une bagarre, Essam se rend à la police quand il apprend que l’homme à qui il a mis « un coup de couteau » est décédé de ses blessures. Inculpé pour homicide, Essam raconte que la prison a provoqué un choc et une réflexion :

Il y a eu une sorte, moi je dirais de repentir, on peut dire de rédemption. Là, à ce moment-là, je me suis retrouvé face à moi-même et par rapport à l’acte que j’ai fait. Je me suis dit « je ne peux pas ne pas me repentir, parce que ce que j’ai fait, c’est quelque chose de très grave dans l’islam. D’enlever une âme, c’est très grave, c’est le summum. » Donc je me suis dit que pour me faire pardonner, pour expier ce péché-là, il faut que je me repentisse. Et là, j’ai entamé une démarche, avec ce que mon frère m’avait enseigné, j’ai commencé à faire mes 5 prières et tout (…).

C’est en prison que le jeune homme devient religieux pour la première fois. Sur les conseils de son frère, Essam va également faire un jeûne de deux mois pour se repentir. La prison devient aussi un espace de socialisation religieuse, notamment par ses rencontres avec des aumôniers, mais aussi des détenus musulmans condamnés pour activités terroristes :

Dans les prisons françaises, vous avez beaucoup de détenus qui sont là pour des actes de terrorisme, soit ils ont tenté des actes, soit ils ont essayé de rejoindre certains endroits comme l’Afghanistan. En 2008, il n’y avait pas encore Daesh et compagnie, c’était l’Afghanistan, l’Irak, etc. Ces détenus-là, ils sont peut-être 2-3, mais ils ont une influence. Moi, heureusement, mon frère m’avait déjà mis en garde contre ce type de personnes. Donc je marchais avec eux, je faisais du sport avec eux, tout en gardant une espèce de frontière. En fait, eux, leur technique, ils ne viennent pas tout de suite vous parler de jihad, etc. Ils vous disent des bonnes paroles, ils vous apprennent certaines choses sur la religion, des versets par coeur, des hadiths par coeur, ils vous expliquent ce que ça veut dire, etc. (…) Et puis au bout d’un moment quand ils voient que vous leur faites confiance, que vous êtes vraiment ami avec eux, c’est là où le reste vient.

Libéré sur parole pendant l’instruction, Essam se met alors à étudier assidûment la religion. Relaxé en conditionnelle en 2017, Essam retombe dans ses travers : boîtes de nuit, alcool. Ne se présentant plus à la probation, il est arrêté à un contrôle de police et renvoyé en prison.

Au moment de l’interview (2020), Essam effectue toujours ses cinq prières quotidiennes. Il participe aux activités du culte musulman. Il parle volontiers religion avec d’autres détenus. Il se définit lui-même comme salafiste car selon lui, personne ne peut dire qu’il comprend mieux et interprète mieux l’islam que les premiers compagnons du prophète. Être salafiste est pour lui un gage d’authenticité et d’exactitude. Essam essaie d’apporter ses connaissances théologiques à ceux qui n’en ont pas. Sa pratique et ses connaissances lui ont conféré un rôle et une réputation.

Dounia, une convertie en quête de spiritualité et de stabilité

Dounia a grandi dans une famille mixte : de mère française catholique et de père marocain musulman, elle a reçu une éducation religieuse chrétienne. Dès l’âge de douze ans, Dounia est consciente de son métissage :

Je suis née de confession chrétienne inculquée par ma mère, du côté de mon père, musulmane, mais c’est moi qui ai choisi le côté musulman plutôt que chrétien. (…)

J’étais toujours attirée par le côté musulman et je traînais beaucoup avec les Maghrébins, les Arabes, enfin vraiment les gens du Moyen et Proche-Orient. J’ai toujours été attirée par eux.

C’est en prison, alors qu’elle purgeait une peine dix ans auparavant, que Dounia se convertit :

Il y avait une détenue qui était vraiment très pratiquante. C’était aussi une convertie, une Espagnole. Je lui ai dit : « Écoute, qu’est-ce qu’il faut faire pour se reconvertir ?  » Elle m’a dit : « Ça va être très simple, tu vas faire tes ablutions, tu vas faire ce que je fais quand moi je le fais. » Donc, je me suis mise à côté d’elle, elle m’a dit : « Répète après moi », donc j’ai répété après elle, c’était l’adhan donc, l’appel à la prière suivi de la chahada. J’avais le voile, je m’étais bien lavée et tout. Je devais répéter après elle la prière et après, elle m’a bénie d’une façon musulmane, comme un baptême quoi.

Depuis sa conversion, Dounia dit que « sa foi continue de grandir », elle a lu une partie du Coran et connaît quelques sourates par coeur. Dounia est aussi mère d’une adolescente de 15 ans dont le père est un Marocain musulman pratiquant. Sa conversion, dit-elle, la rapproche de sa fille dont elle a perdu la garde il y a aussi dix ans.

Cependant, à 33 ans, c’est la 22e fois que Dounia est en prison. À chaque sortie, elle retombe dans ses travers, notamment la drogue. À chaque relaxe, elle cesse de prier et reprend une fois réincarcérée. Aujourd’hui, elle suit un traitement méthadone. Elle sait que le « chemin sera long, mais Dieu est là, il m’aide et ma famille aussi ». Dounia avance dans un cheminement spirituel individualisé. Au quotidien, elle prie une fois par jour, à l’exception du vendredi où elle fait ses cinq prières, « parce que le vendredi comme c’est quand même le jour du seigneur des musulmans ». Elle souligne aussi que la prison constitue un environnement plus facile que l’extérieur pour « bien faire ». Par ailleurs, au contact de « gitanes » qui jeûnaient le vendredi, Dounia commence aussi à faire un jeûne hebdomadaire. Si elle sait que ce n’est pas une prescription religieuse, Dounia donne un sens à cette pratique qu’elle a choisie :

[Jeûner le vendredi], c’est pas écrit dans l’islam. C’est simplement moi qui essaie de rattraper les prières que je ne fais pas la semaine en jeûnant le vendredi. (…) Alors le vendredi je fais mes cinq prières et puis en plus je jeûne, voilà. (…) C’est vraiment la première incarcération où je jeûne le vendredi, mais, mais c’est une conviction personnelle. Après, j’entends bien que c’est pas écrit dans le Coran de jeûner le vendredi. Le Coran, c’est tu dois faire tes prières tous les jours, tes cinq prières, mais voilà.

Malgré ses allers-retours en prison, Dounia est satisfaite de son développement, « j’ai fait un bout de chemin et je suis fière ». Elle explique que « durant ces 22 incarcérations, j’en ai vu de toutes les couleurs, mais je n’ai jamais perdu le contact avec Dieu, je suis toujours croyante et de plus en plus ».

Lyla, une réductrice en mal d’appartenance

De père pakistanais et de mère britannique, tous deux sans religion, Lyla a grandi sans recevoir d’éducation religieuse. Elle s’est convertie alors qu’elle était dans une relation amoureuse avec un homme musulman. À 24 ans, Lyla purge une peine de 6 ans pour complicité de violence sexuelle.

C’est au contact de son partenaire, puis de codétenues, que Lyla a appris les bases de la religion. Ne parlant pas arabe, elle explique qu’elle possède quelques sourates rédigées phonétiquement pour lui permettre de faire ses prières rituelles. L’anglais est sinon la langue qu’elle utilise dans ses lectures et ses autres pratiques. Pour Lyla, « l’islam est une culture », il lui donne le sentiment d’appartenir à une communauté et d’être protégée par Dieu. En étant musulmane, dit-elle : « Tu es la bienvenue de la part d’Allah, être musulman, ce n’est pas comme si tu n’étais dans aucune culture, que tu n’obtiens aucun remerciement, aucune aide, aucun soulagement. » Lyla apprécie pouvoir « parler aux filles musulmanes ». La religion lui a appris le partage et à « ne pas juger les gens pour leur culture ». Les prescriptions vestimentaires et codes de pudeur sont pour elle importants : elle raconte qu’elle possède trois hijabs qu’elle porte lorsqu’elle prie. Cependant, elle explique craindre les moqueries et les regards quand elle le porte dans les couloirs de la prison.

En prison, le rapport de Lyla à la pratique est devenu ambigu. Ses craintes de porter le voile et plus encore, sa pratique de la prière en sont deux exemples. En effet, d’une part, la jeune femme dit avoir plus de temps pour prier et lire le Coran, mais de l’autre, elle confesse moins prier qu’à l’extérieur. Par ailleurs, elle ne participe plus aux prières du vendredi. Sa baisse de pratique est nettement ancrée dans le contexte de la prison : en effet, Lyla explique que les « filles » ne respectent pas la chapelle, qu’il s’y passe des commérages, du deal, qu’elles jurent et ne montrent aucun respect pour l’endroit ni pour le rite. D’autre part, elle raconte que les couloirs sont bruyants, que des détenues « se chamaillent », écoutent de la musique, frappent contre les murs ou hurlent dans leurs chambres.

Tu ne peux pas vraiment prier ici parce que les filles ne respectent pas ce que tu fais, donc tu ne peux pas prier. Elles n’ont aucun respect pour la foi. Certaines te regardent juste comme si tu étais de la merde, vraiment.

Malgré un environnement irrespectueux inapte à la pratique religieuse, Lyla redoute la sortie. Elle sait pouvoir compter sur le soutien de sa famille, mais elle est également consciente que la sortie apporte aussi son lot de responsabilités, qu’elle aura moins de temps dehors qu’aujourd’hui et qu’il ne sera pas facile de garder un rythme.

La prison, une expérience liminale du changement religieux

Les exemples d’Essam, Dounia et Lyla illustrent ainsi comment des personnes détenues de confession musulmane intensifient, réduisent leur pratique religieuse, se saisissent et interprètent l’islam dans le contexte de la prison. Pour Essam, il s’agit d’une démarche intellectuelle et existentielle. L’engagement dans la religion lui a permis de se repentir et de s’excuser auprès de la famille de sa victime. Sa socialisation religieuse à l’intersection d’un ancrage culturel et familial, de l’exemple de son frère et d’une démarche en autodidacte l’a aussi protégé de dérives extrémistes présentes dans certains établissements pénitentiaires. Cependant, sa pratique semble intimement liée au contexte de la prison et lui permet, comme le suggère Nieuwerk (2014), une construction identitaire autour d’un discours et de la formulation d’un soi pieux.

La trajectoire de Dounia relève d’autres motivations : sa conversion lui permet de se sentir « vraiment maghrébine », d’unir dans une identité musulmane son métissage familial, ses amitiés adolescentes et la relation à sa fille. À 33 ans, Dounia semble aujourd’hui vouloir sortir de la toxicomanie et des incarcérations en série. Elle sent sa foi grandir et trouve de l’aide dans une relation avec Dieu. La prison constitue pour elle un espace-temps liminal où à chaque séjour, au contact de nouvelles personnes détenues, Dounia développe une religiosité subjective, alliant des prescriptions islamiques et des emprunts, comme le jeûne compensatoire du vendredi. La narration positive de son parcours contribue au développement d’une « identité projet » (Castells, 1999) qui lui permet d’envisager la sortie positivement.

Lyla a trouvé dans la religion musulmane une « culture », un sentiment d’appartenance et de protection divine. La prison semble jouer un double rôle dans sa religiosité : d’une part, par le temps et la socialisation religieuse (les codétenues et l’aumônière musulmane) qu’elle met à la disposition, la prison permet à Lyla de lire, d’approfondir ses connaissances religieuses et d’enrichir sa spiritualité. D’autre part, le contexte de la détention étant pour elle irrespectueux des pratiques rituelles, ses actes de dévotion diminuent.

Dans ces trois exemples, on remarque que la socialisation religieuse pré-prison, le contact avec les personnes détenues et l’environnement carcéral ont joué un rôle prépondérant dans la façon dont Essam, Dounia et Lyla construisent et performent leur identité de musulman. Par ailleurs, tous trois, à l’instar de près des trois quarts des répondants de l’étude, pensent que l’islam les aidera à rester en dehors de la criminalité une fois libérés[10]. Cependant, et comme l’ont observé Webster et Qasim, leurs trajectoires respectives posent la question de la durabilité des changements éthiques et spirituels vécus en prison et de leur transposition dans un nouvel environnement (Webster et Qasim, 2018).

Conclusion

Analysant la mise en récit de changements religieux vécus en prison par des détenus musulmans, cet article contribue aux réflexions sur la prison comme expérience liminale favorisant une évolution situationnelle de la religiosité des personnes détenues. Il montre aussi que la prison n’est plus une expérience totale et que les détenus mobilisent leurs appartenances extérieures à l’intérieur, tout en leur donnant de nouvelles significations et en y incorporant de nouvelles pratiques. Certains prient davantage, d’autres lisent et apprennent le Coran par coeur, les suivants jeûnent en dehors du ramadan, dansent ou méditent pour se vider l’esprit, lisent des ouvrages sur la religion et écoutent des audios en arabe, débattent avec des codétenus, rencontrent l’aumônier musulman en tête-à-tête pour approfondir tel ou tel aspect de la vie de Mohammed, parler de leur délit et chercher le pardon, d’autres encore se recueillent devant une reproduction de Marie et Jésus en quête d’un soutien et d’une relation spirituelle.

Les référentiels islamiques que les personnes détenues mobilisent en prison traduisent d’une part ce qu’ils associent à l’islam et à être musulman. D’autre part, leurs usages de l’islam répondent à des besoins caractéristiques de la situation de privation dans laquelle ils se trouvent : la participation aux cultes permet des relations sociales avec d’autres personnes que celles avec qui ils vivent dans les étages, la rencontre avec des personnes de l’extérieur qui apportent un message d’espoir ; la pratique de la prière permet de rythmer la journée et de créer un lien symbolique avec la famille, des amis ou le pays. Pratiquer l’islam, religion largement considérée comme non indigène, permet aussi « une mise à distance de l’institution » (Venel, 2014) et les demandes religieuses deviennent autant d’outils de négociation pour grignoter de nouveaux espaces de liberté. Finalement, des éléments pré-prison comme le contexte sociétal et familial dans lesquels l’islam a été transmis (ou non), et d’autres facteurs comme la présence d’un aumônier musulman et le développement d’activités cultuelles en prison, constituent autant de ressources externes et internes dans lesquelles les détenus puisent pour mettre en récit leur identité religieuse et l’inscrire dans le contexte de la prison.

Cependant, si la prison induit un changement dans la pratique, la libération conduit souvent à de nouvelles ruptures. Cette dynamique entre une religiosité accrue en prison et diminuant après la libération est caractéristique de nombreux détenus dans les trois juridictions étudiées. En effet, il ressort des mises en récit de leur identité religieuse que les détenus aspirent à éviter le crime et qu’ils pensent que leur foi les aidera. Les fréquentes récidives des répondants soulignent en revanche que les pressions et obligations de la vie en liberté ont parfois raison de leurs résolutions carcérales.

Cependant, il existe un écart entre les aspirations des détenus musulmans à mobiliser leur religion après leur libération pour éviter la criminalité et le fait que, pour nombre d’entre eux, l’islam est une expérience liminale, une ressource pour faire face à l’expérience carcérale, qui ne les protège souvent pas de la récidive. Davantage d’études sur ces écueils sont nécessaires afin de combler certaines lacunes de la recherche sur les aspects prosociaux de la religion et leur potentiel de prévention de la criminalité.